B comme Bruno

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[Temps de lecture : 7 min]

Tu tireras rien de tout ça à part peut-être une vilaine cuite, un lundi soir.

Donc l’autre jour je suis en train de bouffer des raviolacci funghi porcini au Cosi Com’e. C’est délicieusement authentique et autant te dire, chères lecteurs, que je m’en mets plein les bajoues. Ce faisant, toujours à la recherche d’un scoop fumant comme mon idole April O’Neal, je tends mes oreilles pointues dans toutes les directions et capte une conversation à la table voisine entre un bras en écharpe et une minerve. Ça cause d’un bar qui s’appelle le Nichoir. Il serait situé à quelques rues d’ici derrière l’Altitude 100, pas loin du centre de réadaptation locomotrice de l’hôpital Molière, et aurait pour cette raison la particularité d’être peuplé de drôles d’oiseaux éclopés en tout genre. C’est pas le scoop du siècle mais c’est peut-être un bon endroit pour commencer mon grand dictionnaire de l’Apocalypse, alors je me dis qu’en dessert je mangerais bien un cannolo accompagné d’un digestif et d’un espresso, parce que la ricotta sucrée c’est un truc que j’adore, et que les digestifs ont tendance à me faire somnoler quand j’ai trop mangé donc il faut que je compense avec de la caféine, et puis je me dis qu’après ça je pourrais siroter une bière ou deux dans ce fameux bar. 

Je me pointe donc au Nichoir tout en me disant Julien mon copain, te fais pas trop de fausses illusions. C’est quasi joué d’avance que tu tireras rien de tout ça à part peut-être une vilaine cuite, un lundi soir, si y en a un qui rince. Je pousse la porte et je découvre un café plutôt agréable, spacieux, avec un grand comptoir lumineux qui invite à venir s’accouder, le tout teinté d’une ambiance familiale qui étrangement m’évoque un peu celle des cafétérias de piscine communale. Et j’ai toujours adoré les cafétérias des piscines communales pour un tas de raisons – principalement pour y venir me bâfrer de chips Croky goût ketchup ou de Bifi Roll arrosés de St-Feuillien tout en profitant du passionnant spectacle que nous offrent les nageurs derrière la vitre. Ce que j’aime encore plus, c’est quand les cafétérias de piscines communales sont en fait des brasseries de piscine communale. Alors je me commanderais un plat du jour généreux et démocratique, comme un américain frites, une brochette de poulet sauce au poivre avec des frites, ou bien un vol-au-vent (aussi avec des frites). Bref j’essuie la bave au coin de ma bouche, scanne rapidement la salle et repère d’emblée un unijambiste et une meuf en chaise roulante. Jusqu’ici tout se passe donc comme prévu.

Tu veux ma photo ?

Sentant les paires d’yeux qui se braquent lentement vers le nouveau venu, je vais d’un pas discret mais assuré jusqu’au comptoir où une meuf la petite quarantaine en jogger et top noirs me demande avec un fort accent de l’Est c’est quoi que je bois. Elle a un balayage châtain dans sa crinière d’ébène, de jolis yeux de jais, et des dents dégueulasses pour lesquelles il me faudrait trouver encore un adjectif de la gamme des noirs, mais je suis pas là pour faire de la poésie alors je mate plutôt son décolleté sans me faire remarquer grâce à une technique de rongeur dont je vous reparlerai peut-être. En meilleur état que la dentition. 
– Une 33 steplait, que je lui dis.
– Mets-en deux, Stefania.
Je tourne le museau dans la direction de cette voix traînante et fataliste, et j’aperçois sur ma gauche un grand type voûté à lunettes vissé sur un tabouret. Une main sur laquelle s’appuie une joue mal rasée, l’autre se tenant le bas du dos.
– Tu veux ma photo ? me demande-t-il d’un ton blasé et très poli malgré le message. 
– Si c’est pas un problème… Je m’appelle Julien, je suis un grand reporter et je mène une enquête eschatologico-culinaire. Dans ce cadre j’interviewe l’humanité, l’informe que la fin est proche pour pas contrarier le haricot blanc géant, et l’interroge sur ses penchants culinaires apocalyptiques. En gros. 
Le grand voûté n’est pas du genre à être vite surpris ou décontenancé. Il accepte de répondre à mes questions. 
– Veuillez décliner votre identité, cher Monsieur… Ça vous embête pas si j’allume mon magnéto mon poto ?
– Pas le moins du monde. Je m’appelle Bruno C., j’approche de la quarantaine, suis marié père de famille et crève de mal au dos. 
Comme je suis un grand reporter, je comprends vite que le poisson n’attendait que d’être ferré. Je n’ai plus qu’à la boucler et à écouter en dégustant ma 33, me dis-je. Et ça ne rate pas. 

Radiculopathie, vous dites ? Ça pue la fin du monde.

Bruno: Eh bien voilà… Tout commence une matinée de juillet. Je bois mon café dans la cuisine avant de démarrer ma journée de boulot. Je suis traducteur et je bosse depuis la maison. Je me rappelle que des amis viennent manger chez nous le soir-même, alors je décide de quand même nettoyer les toilettes et de passer un coup d’aspi. J’y vais pas de main morte, ça doit aller vite, tac tac tant pis pour les coups dans les pieds de la table. Puis je vais m’asseoir un peu transpirant devant le PC, avec le sentiment agréable de la sale besogne accomplie. Mais je m’aperçois vite que quelque chose a changé : j’ai un putain de mal de dos. S’ensuivent une journée de travail peu rentable et un dîner hyper chiant avec ce couple d’amis qu’on se demande toujours après coup pourquoi on les a invités. Et puis après, des mois de douleur. On me diagnostique d’abord une lombalgie aiguë, ce qui ne m’avance pas trop. Puis cet été on part en vacances en camping en Italie avec ma femme et ma fille de trois ans, et le supplice passe du dos à la jambe droite sur tout le trajet du nerf sciatique jusque dans les orteils. Fourmillements, engourdissements et élancements à peine supportables. J’arrive tout juste à marcher et les toilettes sont à l’autre bout du camping. Je bouffe des anti-inflammatoires et m’assomme à la Chimay blanche tout le mois d’août. Une fois de retour à Bruxelles on me fait passer une IRM. Le verdict tombe : hernie discale L5/S1 avec radiculopathie sévère.
Julien Cassenoisette: Radiculopathie, vous dites ? Ça pue la fin du monde, ce mot. C’est quoi ce truc, mon Bruno?
B: En résumé c’est une violente compression d’une racine nerveuse, dans mon cas provoquée par un disque intervertébral. Conclusion il va falloir m’opérer le plus rapidement possible pour éviter toute séquelle neurologique permanente. Mais les hôpitaux sont plein de connards non vaccinés, donc je prends littéralement mon mal en patience. A cause d’eux mon opération a déjà été reportée trois fois. Il y aussi une fois où elle allait avoir lieu pour de vrai mais là c’est moi qui ai chopé le virus. Franchement j’ai la haine.

Bruno m’a l’air très contrarié par la pandémie et les répercussions négatives sur sa prise en charge médicale. Pour éviter que la conversation ne tourne au covid, je la réoriente subrepticement sur son mal de dos, le mal du siècle.

JCN: Vous êtes encore assez jeune, Bruno. Comment vous êtes-tu fait cette hernie, d’après vous?B: J’ai retourné la question dans tous les sens et consulté pas moins de 2 médecins pour m’aider à trouver la réponse. Pour faire court, c’est certain que faire 1m94 et être toute la journée plié en deux devant un ordinateur, ça n’aide pas. Mais d’après moi, et j’ai l’appui du corps médical pour avancer ces conclusions, ce qui m’a vraiment coûté ma L5, c’est ma passion du barbecue combinée à un équipement peu approprié au grand escogriffe que je suis. En effet, pour faire des feux de camp et des grillades, j’ai creusé dans mon jardin un joli trou que j’ai cerclé de belles et grosses pierres rondes. Puis je me suis acheté un barbecue suspendu, c’est un trépied avec une poulie qui permet de faire descendre une grille de cuisson en acier inoxydable. Franchement, ça crée une ambiance nature sympa. Comme le mois de juin a été assez doux et ensoleillé, j’ai ouvert la saison très tôt et c’était bbq tous les jours chez Bruno. Et avec ce dispositif à ras du sol, et bien je suis resté cassé en deux des soirées entières à retourner des saucisses et des rondelles de courgette. Vous connaissez le résultat.

Le maléfique dispositif venu bouleverser la vie paisible de Bruno C.

Qu’est-que tu vas t’enquiller, Bruno ?

JCN: Et qu’est-ce que vous allez faire maintenant?
B: J’ai mis au point une stratégie en deux étapes : 
1. Me faire opérer dès qu’on aura piqué tous les trous de balle contestataires.
2. Me renseigner sur un système de barbecue moins casse-disque, mieux adapté à ma stature.
JCN: Et en attendant de passer sur le billard, vous faites quoi, Brubru ?
B: Je suis bien obligé de continuer à traduire pour gagner ma croûte. Je n’ai pas d’assurance hospitalisation alors j’ai intérêt à avoir un bon score de mots à la journée. À part ça je viens au Nichoir régulièrement, j’ai découvert l’endroit par hasard car c’est pas loin de chez mon neurochirurgien. Je viens pas tant pour picoler que pour me faire traiter par Mischa, le petit costaud que tu vois là-bas dans le fond. C’est un masseur polonais qui bosse bien évidemment dans la maçonnerie, mais il propose des séances au black dans l’arrière-salle. C’est parfois un peu brutal mais d’ici le coup de bistouri ça me soulage.
JCN: Bruno, peut-on dire de toi que vous êtes radiculopathe ?
B: Non, je ne pense pas que le mot existe en tant qu’adjectif.
JCN: Peut-on à tout le moins dire que vous n’avez plus un radis, que vous en avez plein le cul et que vous avez mal aux pattes?
B: Si c’est pour un article je préfère qu’on dise juste que je suis atteint de radiculopathie sévère.
JCN: Très bien je n’insiste pas mon gadjo, et je passe à l’ultime question, celle que je pose à tous les chanceux que j’interviewe. Le jour du Jugement dernier a sonné, et c’est l’heure de ton dernier repas sur cette terre. Qu’est-ce que tu vas t’enquiller, Bruno ?
B: Enfin une question pertinente, mon cher Julien. Pas besoin de réfléchir : je me prends un antidouleur bien puissant et je lance un bon feu dans mon trou. Quand les braises sont bien comme il faut, je mets la grille et prépare mon classique numéro 1 au barbecue : le sandwich au boudin noir et blanc – le BNB. Je fais griller un boudin noir, un boudin blanc, jusqu’à ce que la peau soit bien croquante. Ensuite je prends une petite baguette légère et moelleuse, et j’y flanque un demi blanc, un demi noir. Je les badigeonne d’une moutarde bien jaune et bien piquante et les recouvre enfin d’une montagne d’oignons que j’aurai préalablement caramélisés. Rien de plus rien de moins, pas de chichis merci.
JCN: Tu m’as remis en appétit mon cher Bruno avec un B comme Boudin. D’où vient cet amour du boudin ?
B: J’ai toujours aimé le boudin. J’ai grandi dans l’ouest de Bruxelles et quand on allait au marché de Jette le dimanche, je recevais toujours un sandwich boudin chaud. Et aussi quand on allait au Basilix Shopping Center au bout de l’avenue Charles-Quint, il y avait un stand sur le parking. L’ouest de Bruxelles est plutôt déprimant mais les sandwichs boudins y sont délicieux. Ce n’est pas là qu’on va venir me faire chier avec des recettes de hipster de burger de boudin avec des tranches de pommes ou quoi que ce soit dans le genre.

Comme ce bon vieux Bruno recommence à être un peu agressif, je règle ma 33 à Stefania et remercie encore le radiculopathe d’avoir partagé avec moi son temps et son délice 666. Je lui fourgue aussi mon numéro de téléphone au cas où il aurait besoin d’antidouleurs puissants que je concocte dans l’officine de maman à mes heures perdues. Puis je vais me geler les nuts à l’arrêt du 51, l’œil salivant, des boudins pleins la tête.

 

Votre vie nous intéresse.

Et toi le barbec, ça t’excite? C’est quoi ta spécialité?
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4 réflexions sur “B comme Bruno”

  1. Il était tant que quelqu’un se penche sur la radiculopathie, et ce quelqu’un ne pouvait être que notre bon vieux Cassenoisette 🙂

  2. Sinon moi j’adore faire des supers salades avec le barbec. J’en ai une notamment avec du brocoli cru, des raisins, du bacon et de l’oignon rouge.

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