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Slurp
Donc l’autre jour je suis derrière le comptoir en train de siroter un grand verre de gaspacho andalou. C’est que cette nuit j’ai fait un de ces rêves récurrents dans lesquels je suis quelque part en mission reportage avec April O’Neil. Notre travail suit son cours tranquillement, et à un moment donné April et moi on a toujours un peu faim et on va manger un truc local sympa – que je me prépare pour de vrai le lendemain, afin de prolonger ce délicieux moment passé en sa compagnie. Cette fois-ci nous étions donc en Andalousie, à Séville, dans le cadre d’une enquête spéciale sur la tauromachie – pour ou contre. Nous assistions à une corrida d’une grande violence, et April frémissait un peu malgré une chaleur à s’arracher la fourrure. Alors je lui ai proposé d’aller boire un gaspacho glacé. L’idée l’a enchantée.
JCN: Que penses-tu de cette délicatesse andalouse, April?
April: Cela me fait l’effet d’une oasis en plein désert, Julien, je ne pouvais pas rêver mieux!
JCN: À qui le dis-tu, April… À qui le dis-tu…
Après notre collation, nous sommes retournés à l’arène faire l’interview de Francisco, un matador moustachu et transpirant qui nous a expliqué en détail tout le vocabulaire de la corrida dans un français laborieux. Pendant des heures, April et moi avons pris des notes fiévreusement. Puis je me suis réveillé et j’ai préparé mon gaspacho, heureux. En plus d’être instructifs et passionnants, ces rêves dégustatifs avec mon fantasme ont sur moi un effet très apaisant. Sauf quand ce fils de pute de Casey Jones avec son masque de hockey à la con y surgit! Il vient se mêler de notre travail, s’incruste toujours dans nos dîners et chuchote des trucs à l’oreille d’April qui la font rire. Après il l’emmène systématiquement à l’hôtel et je me retrouve tout seul au resto où de rage, je m’empiffre de toutes sortes de spécialités en engueulant les serveurs. Trop chaud! Trop froid! Pas bon! Encore! Vous voyez le topo. En tout cas mon gaspacho est un délice. Je peux pas vraiment vous donner la recette car j’en ai mélangé une bonne quinzaine. Ma petite astuce quand même: faire griller les poivrons pour donner ce petit goût fumé qui fera la différence. En espérant que ça aide.
Bref je suis là à slurper mon gaspacho et je cogite sur la suite des événements. Comme je vous le disais dans mon dernier torchon sur le bowling, cette fois-ci je voulais vous en mettre plein les mirettes avec un sujet explosif qui vient vous tacler dans les tibias, et puis une interview soignée et un véritable travail de recherche journalistique en amont tu vois. Alors je me creuse les méninges, je creuse je creuse et y a pas la moindre idée valable qui se pointe, j’arrive à penser que à ce que je vais avaler le midi, et je commence à me dire que des raviolis fourrés au fromage de chèvre avec une sauce crémeuse au thym et aux châtaignes ça pourrait être un choix judicieux, lorsqu’un client de la pharmacie, Monsieur Roels, fait son entrée. Monsieur Roels – le fils –, un quinquagénaire avec une langue comme un chausse-pied à force de blablater, m’explique que la situation de Monsieur Roels – le père–, atteint de la maladie d’Alzheimer, se dégrade.
Roels le fils: Sa situation se dégrade.
JCN: Slurp. On le sait.
Rlf: La fin est proche, il est en soins palliatifs.
JCN: Palliatifs… me demande d’où ça vient ce mot. Super nom pour un salon de coiffure en tout cas hein Monsieur Roels!
Rlf: Haha, ou plutôt pour un perruquier!
JCN: Eh ben c’est qu’il est en forme Monsieur Roels, malgré son cancer des poumons!
Rlf: À qui le dites-vous… À qui le dites-vous?
JCN: À qui mieux mieux, Monsieur Roels, à qui mieux mieux.
On déconne, quoi. C’est un marrant Monsieur Roels, malgré ses petits pépins de santé et son père qui débloque, il se laisse pas abattre. Après avoir repris un peu son souffle, le voilà qui remet le couvert:
Rlf: Mon père a toujours dit que s’il perdait la raison, il voulait qu’on l’aide à en finir. Chose qui est faisable en Belgique depuis 2002, année de la dépénalisation de l’euthanasie.
JCN: Slurp.
Rlf: Sauf que la loi prévoit deux conditions: que le patient soit conscient et apte à exprimer sa demande au moment d’envisager le recours à cette ultime solution, et que cette demande soit répétée plusieurs fois.
JCN: Ouais donc le truc impossible pour les Zalzemer quoi!
Rlf: À qui le dites-vous… À qui le dites-vous?
JCN: À qui de droit, Monsieur Roels, à qui de droit.
Burp
Enfin fini ce gaspacho, il était un peu épais sur la fin quand même. Bluuuuurp ffffffsss moi scuse moi, mais Roels le fils il me raconte ça, je vois une opportunité vous comprenez. Déjà ça me fait mon sujet: l’euthanasie pour tous oui ou non. Gaétan va adorer je suis sûr: si ça se trouve c’est par là qu’elle va arriver l’Apocalypse, par la démocratisation du suicide. Je suis sur un gros coup, je peux le flairer. Et puis en plus, la rédaction de faire-part de décès, c’est un des services journalistiques que je propose. Niveau commandes ça se bouscule pas encore comme à un concert de Travis Scott, mais partir de tout en bas et grimper jusqu’au sommet c’est pas le genre de truc qui effraie un écureuil. Je tâte le terrain:
JCN: Je veux pas vous brusquer mais vous avez déjà commencé à préparer les funérailles? Les trucs indispensables comme la playlist, les pains surprise? Et le faire-part? Vous avez pensé au faire-part?
Évidemment il a rien fait Roels le fils, il en touche pas une.
JCN: Je vais vous dire Monsieur Roels, parce que je vois bien que vous avez un bon fond mais que vous nagez dans le potage: y a rien de pire que des funérailles cheap avec des faire-part copiés-collés. Vous pouvez avoir des invités triés sur le volet, un costume taillé sur mesure pour l’occase et des pains surprise à tomber le cul par terre, si le faire-part est dégueulasse la fête est bousillée d’avance. Il faut faire quelque chose d’unique tu piges, pas de phrases cliché moulées comme des étrons, pas de dernier voyage, pas d’immense chagrin ou d’infinie tristesse. Vu et revu! En tant que spécialiste du Jugement dernier, vous trouverez pas meilleur que moi pour le taff bluuurp kssssscusez. Je saurai trouver le mot juste ou même la petite blague adéquate si le macchabée aimait la déconnade. Il faut rendre aux morts leurs dernières paroles! Les laisser maîtres de leur histoire jusqu’au dernier instant. Moi l’idée que quelqu’un se charge de mon adieu final sans me consulter, ça me donne vraiment pas envie de mourir. D’ailleurs j’ai déjà rédigé une dizaine de faire-part en fonction des scénarios morbides les plus probables concernant ma personne – asphyxie par trop plein, arrêt cardiaque, renversé par un tram, perdu…
Mon plaidoyer a totalement convaincu Roels le fils. Alors dimanche je vais à l’hôpital voir Roels le père pour lui faire une interview au carré et lui rédiger un faire-part hyper mortel. Roels le fils a tout arrangé, et selon lui Roels le père est très enthousiaste. J’avais insisté pour qu’on se retrouve au Nichoir mais apparemment il est trop mal en point pour sortir. Ma première réaction c’est un peu il a Alzheimer pas les deux jambes cassées, mais je veux pas juger trop vite. N’empêche ça ne fait pas mes affaires, un dimanche à l’hôpital franchement y a plus drôle! J’ouvre la porte de sa chambre, il est assis sur son lit et fait des mots croisés. Je ne sais pas trop comment ça va se passer. D’après le fils, Roels le père alterne entre quelques courts moments de lucidité et de longs épisodes de confusion. Au moins je suis en terrain connu, ça me met un peu en confiance.
Brrr a glagla
Purée on se les pèle ici dis.
Roels le père: Ils nous gardent au frais pour nous habituer à la morgue, ces sangsues. Amateur passionné de corridas?
JCN: Euh, non… c’était juste pour le boulot…
Rlp: Pas vous enfin! En dix lettres, amateur passionné de corridas!
JCN: Ah…euh… aficionado?
Rlp: mmm…ça rentre…
Ptin le coup de bol, merci Francisco!
Rlp: Vous êtes l’oiseau exotique qui rédige des faire-part, je suppose? Mon fils m’a exposé l’idée, tordu mais j’adhère, hors de question de laisser la tâche au fiston. Alors on va expédier cette histoire d’interview sans intérêt et se mettre au travail, si vous le voulez bien.
Bon pour ce qui est de la mémoire on dirait que je suis pas trop mal tombé finalement. Même si je n’ai rien d’un volatile; encore si j’étais un écureuil volant, mais là…
JCN: Très bien Monsieur Roels, alors ne perdons pas un temps qui vous est compté et allons droit dans le mur: Monsieur Roels, vous avez 78 ans et une cervelle trouée comme un gruyère par l’Alzheimer. Comment avez-vous attrapé cette maladie incurable?
Cette interview est vraiment stressante. Je m’attends à ce qu’il me réponde “Quoi, comment ça j’ai Alzheimer? Mais c’est une catastrophe! Une catastrophe! Une catastrophe? En dix lettres!?” – hyper stressant. Y a bien désastre et tragédie mais c’est en huit lettres. En plus je vous ai pas dit j’ai dû prendre quelques Xanax avant de venir pour me calmer, j’étais trop excité. La soupe froide espagnole c’est bien fini, là je suis dans la purée de pois mexicaine.
Rlp: Vous êtes très mal renseigné. J’ai un cancer des poumons en phase terminale.
JCN: Haha, je m’attendais à tout sauf à celle-là! La mémoire en guenilles mais le sens de l’humour intact! Bravo, vous savez détendre une atmosphère pesante.
Rlp: Mais pas du tout enfin, je suis dans cette unité de soins palliatifs car mon cancer s’est généralisé, ducon. C’est mon fils qui a Alzheimer.
Allez, non quoi! Ce couillon de Roels le fils! J’aurais dû m’en douter le jour où il est venu acheter trois fois du sirop pour la toux, mais sur le moment j’ai pas fait le lien, il toussait vraiment beaucoup. Il aura tout mélangé avec sa mémoire infidèle. Je suis dégoûté! J’avais bossé le sujet à fond. Heureusement il me reste encore le suicide assisté et la loi de 2002, je suis incollable.
JCN: Bon ben c’est pas grave, finalement ça change rien. Vous avez donc pris la décision de vous faire euthanasier. Cette décision, c’est venu comment? Sur un coup de tête?
Rlp: Vous avez un sérieux grain, mon vieux. Je ne vais pas me faire euthanasier du tout. Je suis en soins palliatifs, et le but est de soulager mes douleurs un maximum, me donner une fin de vie digne et aussi agréable que possible. Et je tiens à vous dire que le service dans cet hosto est à chier, alors pas besoin de vous et de vos questions de primate pour assombrir encore le tableau!
Ben décidément merci Roels le fils! Non mais n’importe quoi, qu’il m’a raconté! Je fais quoi moi maintenant? Je vais quand même pas changer de sujet en cours de route sous prétexte que Roels le père n’a ni Alzheimer ni l’intention d’être euthanasié! Ah non, ça se serait pas digne d’un pro. Les vrais pros, ça improvise. Bon on va faire comme on peut parce que je suis vraiment au ralenti.
JCN: Bon, imaginez… vous avez Alzheimer, mais vous croyez dur comme fer que vous avez un cancer des poumons.
Rlp: Intéressant, continuez.
JCN: Votre fils, lui, a un cancer des poumons, mais il est persuadé d’avoir Alzheimer. Le problème, c’est qu’il ne s’en souvient plus. Alors… attendez, non c’est pas ça.
Rlp: Pffff, mais laissez tomber, c’est lamentable.
JCN: Très bien, question suivante. Saviez-vous qu’en Suisse, il y aura bientôt des capsules de suicide? Ce sera un peu comme des toilettes publiques mais dans lesquelles on meurt asphyxié. Ce qui est déjà le cas dans certaines toilettes publiques quand on y pense, donc on peut se demander où est l’innovation?
Rlp: Mais vous racontez vraiment n’importe quoi! Ce n’est même pas une question. Puis lâchez-moi deux minutes avec votre suicide! J’ai décidé de vivre cette vie de merde jusqu’au bout et je vivrai cette vie de merde jusqu’au bout!
JCN: C’est votre bon droit. En parlant de droit, question suivante: le droit à l’euthanasie pour les patients Alzheimer, pour ou contre? Je dois bien écrire mon article, moi.
Rlp: Mais ce sont les zèbres de votre espèce qu’on devrait euthanasier, mon pauvre ami!
Pour une réponse, je peux toujours courir, il se prête pas au jeu le Roels. Putain, quand je pense aux heures que j’ai passées à potasser le sujet. ’Chier, c’est tout pour le bac.
JCN: Bon… question subsidiaire alors. Qu’est-ce que vous pensez de cet endroit? D’une manière générale.
Rlp: C’est un mouroir, ni plus ni moins.
JCN: Pfff… c’est joyeux. Et le staff, sympa?
Rlp: Des sado-masos en puissance! Je préfère ne pas en parler.
Je sais pas quoi dire, j’ai l’impression qu’on a fait le tour. Allez je me force:
JCN: Un bilan pas très positif en somme… Et niveau animation par exemple, c’est comment? Les clowns d’hôpital sont déjà passés vous voir?
Rlp: En ce moment-même!
Il délire un peu, tout de même, y a que nous deux dans la chambre. Je commence à me demander s’il n’aurait pas un fond d’Alzheimer, tout compte fait. Un infirmier frappe à la porte et passe sa tête pour apporter le repas:
Rlp: Sortez d’ici avec votre bouffe empoisonnée, vautour, je suis occupé! Et vous, l’âne bâté avec les yeux de merlan frit, il serait temps de conclure cette interview ridicule!
Bon là, plus de doute possible. Au pire tu me prends pour une belette, mais un oiseau exotique, un primate, un zèbre ou un âne… tandis que l’infirmier devient carrément un rapace charognard – alors que franchement aucune ressemblance. Je crois que je peux poser mon diagnostic: Alzheimer avancé avec épisodes agressifs de délire paranoïaque. En tout cas, tout ça m’aura permis de me forger une opinion bien tranchée: le suicide assisté pour les patients Alzheimer, en quatre lettres c’est niet. N’empêche, je suis pris d’un élan d’émotion face aux ravages de la maladie.
JCN: C’est la fin, Monsieur Roels, c’est la fin, et pas que de l’interview. Si je comprends bien les repas ici ne sont pas à votre goût?
Rlp: C’est le moins qu’on puisse dire, c’est peut-être bon assez pour ces chacals en blouse blanche, mais moi je préfère bouffer les pissenlits par la racine plutôt que cette merde!
Des chacals maintenant… si vous n’étiez pas encore convaincus…
JCN: Je vais vous dire, Monsieur Roels, c’est comme votre fils, je sais pas pourquoi mais je vous aime bien. Alors je vous le demande: y a-t-il quelque chose que vous aimeriez manger, avant de ne plus le savoir? C’est moi qui régale.
Rlp: Ah ça oui! Un carbonara de chez Schievelavabo. Ça fait cent fois que je demande à mon fils de m’en apporter un, mais en vain.
JCN: Bon, je vous ramène ça Monsieur Roels, c’est promis.
Rlp: Et mon faire-part?
JCN: J’ai tout ce qu’il me faut. Je vous l’apporte avec le carbo cette semaine.
Grompf chomp cronch
Quelques jours plus tard au
Schievelavabo de l’Altitude 100, je me commande le fameux plat pour tester avant de livrer. Bon évidemment c’est pas un carbonara italien, on est dans un resto de spécialités belges. Et c’est exactement ce qu’on reçoit: un carbo belge, avec plein de crème, des petits lardons et même des dés de tomates; le Belge doit toujours apporter sa petite touche perso, la mienne c’est de faire descendre ce plat avec une triple Karmeliet puis une deuxième. Plus je le grompf plus je le trouve savoureux ce belgo-carbo, plus je le chomp et le cronch plus j’en veux encore. Merde j’avais tellement faim que j’ai oublié de faire une photo avant de l’attaquer. Bon ben je commande celui de Roels, j’ai amené un Tupperware pour l’emporter, je prendrai une photo avant de le transvaser. Merde il sent tellement bon que j’oublie que c’est pour Roels et je l’attaque sans penser à faire la photo. Tant pis je le shoote comme ça entamé, ça fait authentique. Dans les entrailles du carbo avec JCN. Chiure, la photo est bof quand même. Ouais tant pis je vais pas en recommander un troisième, j’emballe le reste et je vais à l’hosto le déposer à Roels. Seulement voilà, à l’accueil on m’annonce qu’il est sorti les pieds devant le matin même. Franchement ça me fait un choc, on avait tissé des liens mine de rien. Moi la mort ça me donne la dalle, alors je m’assieds devant les urgences et j’ouvre mon Tupperware en pensant à mon Roels qui l’aurait pas volé, ce demi-carbo. Bon ben je pense qu’il est plus qu’à-propos de vous montrer son faire-part. Je crois que ça lui aurait plu, pas vous?

Ptin eh j’ai tout fait avec Paint. Voilà, moi en tout cas je pense qu’il aurait pas trouvé grand-chose à redire, en tout cas son fils adore. Le truc con c’est qu’au moment d’imprimer je me suis rendu compte que je connaissais pas son prénom, alors j’ai juste mis Roels quoi. Ça fait un peu une fin de merde mais bon vous étiez prévenus.
2 réflexions sur “F comme Fin [de vie] de merde”
Concombre melon avec des dés de féta! Faut que je retrouve la recette…
MMMmm ça donne envie ça même s’il faut dire que le gros désavantage d’une soupe c’est que c’est difficile à mettre dans un sandwich